Quand j'ai vu le numéro de Giselda s'afficher sur l'écran de mon téléphone ce mercredi, je savais qu'elle ne m'annoncerait pas de bonnes nouvelles. "Tu sais pourquoi je t'appelle, Carole?" Je devrais dire..."Carrrrole" , avec pas mal de "r", Giselda roule un peu les "r", Papa italien, maman urugayenne.
Bien sûr que je savais pourquoi Giselda m'appelait...Juana, sa maman venait de mourir.
Juana...un petit bout de femme, toute fragile, qu'il fallait toucher avec délicatesse, tant on avait peur de la casser, mais si forte, je m'en apercevrais pendant ces presque cinq années...
"Qui êtes-vous? Ah Carrrrole" ses premiers mots, au tout début...Et puis au fil de mes visites hebdomadaires, elle ne m'a plus posé cette question. Ce qu'elle voulait, c'est que je lui parle. "Parrrlez, vous! Dites-moi." Je lui racontais mes enfants, ma petite Paloma, ma maison, lui apportait des photos et parfois je parvenais à la faire parler, parler d'elle. Elle n'aimait pas beaucoup ça. Au cours d'une de mes visites, j'ai abordé la musique classique, j'écoutais beaucoup Mozart, à ce moment-là, le Concerto n°21, en particulier. Quelle n'a pas été ma surprise quand elle m'a dit que Mozart, c'était trop..."mecanica", qu'elle lui préférait Liszt ou Rachmaninov...et surtout Beethoven!!! La première fois que je lui ai apporté des cd, elle a choisi Rachmaninov et son concerto n°2...regardez-là...Elle dégustait la musique, comme elle devait déguster la vie, malgré tout. A la toute fin, elle voulait des musiques sud-américaines...
Juana était toujours inquiète de l'apparence qu'elle avait, avait-elle mauvaise mine? voyait-on qu'elle était si fatiguée? Je crois que toute sa vie, elle avait fait face à beaucoup de difficultés, qu'elle les avait affrontées avec courage et n'avait rien laissé paraître, toujours soignée.
Juana c'était cela aussi, une fine observatrice qui détaillait mes tenues avec son oeil critique. J'ai parfois mis des jupes "trop courtes" "pas correctes" ou des chemisiers un "peu trop ouverts".
Juana ne sortait plus beaucoup, déjà au tout début. Mais j'ai quelques fois réussi à l'emmener au jardin. Elle fermait d'abord les yeux, s'imprégnait de l'air, du vent sur son visage tout fripé,si doux, si transparent et son nez s'agitait doucement, elle respirait, tous les parfums, en silence...Et doucement encore, elle ouvrait les yeux, découvrait le jardin, pour la première fois, à chaque fois, là encore. "C'est beau, Carrole"
Juana, me questionnait souvent sur la mort, qui lui faisait si peur. "Vous savez ce qu'il y a, après? Vous croyez quoi?" Je lui parlais alors des étoiles, qui à mon sens étaient les âmes de ceux que nous avions aimés et qui nous regardaient, qui veillaient sur nous. Je lui disais que je pensais que notre corps disparaissait, certes mais que nous restions dans le coeur de ceux qui nous avaient aimés. "Vous croyez?" me disait-elle...
Je n'ai pas dit "au revoir" à Juana. Je la voyais moins ces derniers temps, happée par d'autres résidents. Je savais qu'elle s'éteignait doucement, je passais lui faire un petit baiser sur le front quand elle dormait, une caresse, encore plus douce qu'avant. Son sommeil était fragile. Je l'ai réveillée quelque fois et savez-vous ce qu'elle m'a demandé, à chaque fois? A manger! "J'ai faim, Carole!" Elle aimait la Vie, Juana...
Je n'ai pas dit "au revoir" à Juana, je sais qu'elle est partie, apaisée et en musique, retrouver les étoiles. Car je suis convaincue, moi, qu'elle a rejoint les étoiles.
En lien un article dans lequel je parlais de Juana.